« Les plaies n’ont pas cicatrisé » : en Côte d’Ivoire, la fragile réconciliation entre voisins de Yopougon

Rédigé par Source : Le monde, Par Youenn Gourlay le Mardi 13 Octobre 2020 à 19:46 | Lu 515 fois


« Comment mon quartier a changé sous Ouattara » (2/2). Dans cette commune d’Abidjan, les tensions resurgissent après des années d’apaisement.


Un habitant de Boribana transporte ses affaires lors d’une opération de « déguerpissement », le 30 novembre 2019. SIA KAMBOU / AFP
A Yopougon, Issiaka Diaby est inratable dans son ensemble bleu, du masque aux babouches en passant par sa clinquante tunique en basin. Inratable aussi parce que, dans cette commune de l’ouest d’Abidjan, tout le monde connaît celui qui veut réconcilier les habitants d’un pays toujours hanté par les violences de 2010-2011 nées du refus du président Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite électorale face à Alassane Ouattara.

Ce matin de début octobre, le président du Collectif des victimes en Côte d’Ivoire (CVCI) a réuni les gens de Yao Séhi et Doukouré, deux quartiers voisins de Yopougon, qui s’étaient battus à l’époque. Il faut apaiser les esprits en train de s’échauffer de nouveau à l’approche de l’élection présidentielle du 31 octobre. Déminer les tensions, montées d’un cran depuis les violences du mois d’août qui ont fait une quinzaine de morts dans le pays après l’annonce de la candidature de M. Ouattara à un troisième mandat controversé.

Citoyens et membres de la chefferie de Yao Séhi accueillent avec amitié ceux de Doukouré. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, chacun exprime ses inquiétudes concernant les rumeurs qui bruissent depuis quelques semaines. On raconte qu’au moment de la poussée de fièvre en août, de jeunes hommes venus d’ailleurs auraient proposé des machettes et une somme de 60 000 francs CFA (91 euros) aux habitants de Yao Séhi pour attaquer de nuit les populations du quartier voisin.

Cela agace une femme de Doukouré, qui souhaite rester anonyme. « Moi je n’écoute pas les on-dit, ce sont les on-dit qui détruisent le pays. “On” c’est personne, juste un imbécile », dit-elle, le visage fermé. A ses côtés, Philippe Nionkonsé est moins rassuré : « Dans ces situations, les gens sont tendus, tout est possible. On le sait particulièrement ici. Il faut faire très attention à ce qu’on entend. »

« Je veux tourner la page »

Dans un pays qui a connu près de quinze ans de crise, un rien peut faire resurgir les craintes et la méfiance, surtout dans les lieux meurtris par le passé. Lors de la crise post-électorale, des miliciens pro-Gbagbo de Yao Séhi ont été accusés d’avoir tué au moins 68 personnes. Leurs corps ont été retrouvés au compte-gouttes dans au moins huit fosses communes par des membres du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, autour de la mosquée de Doukouré. Celle-ci a d’ailleurs été brûlée durant la bataille d’Abidjan qui a opposé les factions des deux camps entre fin mars et début mai 2011. En représailles, les membres pro-Ouattara de Doukouré se sont retournés contre leurs bourreaux, faisant près de 60 morts à Yao Séhi, selon la Croix-Rouge.

Dans l’assemblée, ils sont nombreux à porter les stigmates des crises passées : une fille disparue, un frère tué, un membre amputé, une maison pillée. « Moi on m’a mis un pistolet sur la tempe, on a vidé ma maison, mais j’ai pardonné, assure notre habitante de Doukouré. Je n’ai jamais su qui avait fait ça mais je veux tourner la page. »

Après les années de trouble, la reconstruction a pris du temps. Epaulés par des associations, des habitants ont œuvré pour la cohésion sociale entre ces quartiers modestes, uniquement séparés par le boulevard Principal de Yopougon. Porte-à-porte, rencontres, matchs de football… « J’ai dû mettre de l’argent de ma poche pour réunir les gens et organiser des événements, se souvient Youssouf Ouattara, l’ancien chef de Yao Séhi. Mais tout ça c’est fini, on a arrêté, parce que la paix est revenue. » Certains, raconte-t-on, auraient même déménagé dans le quartier d’en face.

Issiaka Diaby sait, lui, que cette paix reste fragile et alerte l’auditoire : « Ce sont les politiques qui jettent vos enfants dans la rue et vous manipulent. Ils veulent vous diviser pour l’emporter dans les urnes et mettre leur groupe au pouvoir. Dans leur vie, Ouattara et Bédié ne se donnent pas de coups de poing, ils se voient, rigolent ensemble. Alors pourquoi vouloir vous frapper entre vous ? »

« La politique, ce n’est plus notre priorité »

En ces lieux, plus grand monde ne dit croire en la politique. Certaines familles de victimes attendent depuis près de dix ans l’indemnisation promise par l’Etat. Bien que priorité affichée du président Ouattara lors de son arrivée au pouvoir en 2011, les différentes commissions chargées de « faire la lumière sur tous les massacres, crimes et autre violations des droits humains » ont permis de dédommager 4 500 victimes sur les 300 000 répertoriées entre 1990 et 2011.

« Les plaies n’ont pas encore cicatrisé, il y a des rancœurs, les gens n’ont pas obtenu la vérité, la justice et l’argent qu’on leur doit », développe Issiaka Diaby, lui-même rescapé d’un charnier de Yopougon en octobre 2000. Il estime que la justice ivoirienne est aujourd’hui à « géométrie variable ». Le Front populaire ivoirien (FPI), de Laurent Gbagbo, clame que seuls les miliciens de l’ancien président ont été poursuivis. Or l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) estimait à l’époque que la plupart des morts avaient été causées par les Forces républicaines de Ouattara.

Pour éviter que les rumeurs empoisonnent le quotidien, Issiaka Diaby propose aux habitants de créer un comité de veille dans chaque quartier. L’heure de la prière de midi approche, la discussion touche à sa fin. Les habitants musulmans de Doukouré regagnent la mosquée de leur quartier, reconstruite après la crise. Dans une rue parallèle à l’édifice, un groupe d’hommes se retrouve pour le grin, comme on nomme ces groupes de discussion informels. Ici, le passé fait mal mais l’avenir n’inquiète pas forcément. « La politique, on en parle évidemment, mais ce n’est plus notre priorité », lance Issiaka Fofana, un habitant de Doukouré. Ensemble, ils préfèrent discuter des mises et des sommes gagnées aux jeux. « Le loto a pris le dessus, on a besoin d’argent, lâche-t-il. Le quotidien nous a rattrapés. »

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