Acquitté définitivement par la Cour pénale internationale en mars dernier pour sa responsabilité présumée dans la guerre civile de 2010-2011, qui avait causé la mort d’au moins 3 000 personnes, après dix ans de poursuites et huit ans de détention provisoire au pénitencier de Scheveningen (La Haye, Pays-Bas), le voilà en sol ivoirien, à quelques pas d’un pavillon présidentiel qui fut le sien. À cet instant, Laurent Gbagbo sait que devant les caméras du monde entier, il peut enfin savourer un moment de relative réhabilitation. « C’est surtout le symbole qui est derrière qui compte, explique son fils, Michel, avec une satisfaction évidente. L’histoire est revisitée de son vivant, et c’est ça qui est génial. »
Sur le tarmac, une délégation de proches l’accueille dans la cohue. Contre toute attente, la toute première accolade est donnée à sa première femme, Simone Gbagbo, et à ses deux filles. À l’extérieur, les cris de ses sympathisants impatients se font plus pressants, tandis que les détonations des grenades lacrymogènes, lancées tout au long de la journée par les forces de police pour repousser les partisans de l’ancien président, se sont subitement arrêtées.
Après quarante minutes de confusion et de flottement, c’est sous une modeste haie d’honneur du personnel navigant et des bagagistes de l’Airbus A330 qui l’a amené jusqu’en terre natale que Laurent Gbagbo s’est engouffré dans un 4x4, faisant faux bond au régiment de journalistes et d’officiels qui l’attendaient depuis le milieu de matinée. Un coup de canif dans le protocole, qualifié de « cafouillage » dans la presse ivoirienne, justifié officiellement par une inquiétude pour la sécurité de l’ancien président. Si Laurent Gbagbo est désormais - presque - « un citoyen comme un autre », comme l’avait évoqué un proche d’Alassane Ouattara la veille de son arrivée, c’est aussi un homme libéré des conventions et des formalités.
Sur la route, entre l’aéroport et l’ancien QG du Front populaire ivoirien (FPI) historique, dans le nord du quartier de Cocody, le convoi de Laurent Gbagbo s’élance à travers des nuages de gaz lacrymogène. Avant son passage, la police a allègrement enfumé les plus téméraires des partisans, qui ont attendu toute la journée avant de voir passer quelques secondes leur « idole ».
« Ah, c’est pimenté, c’est bien dosé ! », ironise un manifestant aux yeux rougis. Bien qu’aucune interdiction de rassemblement public n’ait été décrétée par les autorités, les forces de l’ordre ont consciencieusement et systématiquement dispersé tout rassemblement. Balia Honoré, la trentaine, presse le pas alors que les fourgons foncent sur les petits groupes de manifestants : « Nous partons accueillir l’idole du pays et en cours de route la police et la gendarmerie lancent des lacrymogènes, mais nous sommes des civils, sans arme, sans gourdin, c’est une violation manifeste de nos droits, on est dans un pays démocratique !? »
Transportés par la fureur du moment et malgré les assauts répétés des forces de sécurité, ces milliers de soutiens amassés en petits groupes trottinent pourtant au cœur de la ville et ne peuvent contenir leur émotion au passage du « Woody de Mama ».
Il fallait voir cet homme les yeux révulsés, ceux aux visages recouverts de cendre blanche se mettant à courir à perdre haleine pour croiser, juste un instant, le regard du leader politique. « Il est lààààààà, oh ! Gbagbo est là ! », s’époumonait l’un d’eux, la tête renversée en arrière, comme pour remercier le Ciel. Il fallait s’étonner aussi - rire peut-être - devant ceux qui se couchaient sur la chaussée et ceux qui baissaient leur slip devant les journalistes, portés par l’exaltation d’un retour auquel on ne croyait plus.
Même les jours de victoire sportive n’offrent pas de telles scènes de liesse. Dix ans de retenue, dix ans d’« attente », dix ans d’« humiliations », cela vaut bien de se rouler par terre. « Prési ! Prési ! Prési ! », scande la foule, qui grandit à mesure que le cortège s’enfonce dans la ville. Sur les ponts et les trottoirs, accrochés aux murets, les jeunes comme les vieux, des femmes et des hommes, dansent, chantent, trépignent. « C’est un sentiment de renaissance parce que celui qui nous a montré le chemin, celui qu’on a marginalisé, celui qu’on a cru coupable revient, nous sommes très heureux », jubile l’un de ses soutiens.
Depuis de longs mois, ce retour donnait des sueurs froides aux services de sécurité, qui craignaient des violences liées au rassemblement. Le FPI-GOR – « Gbagbo ou rien » - qui avait d’abord évoqué un retour « triomphal », s’était finalement contenté d’évoquer une arrivée « visible » et avait exhorté les sympathisants à « éviter les provocations et à ne pas répondre aux injures » pour éviter d’éventuelles bagarres et mouvements de foule.
Le parti de l’ex-chef d’État avait même encouragé les militants à célébrer depuis chez eux. « Mais on veut le voir ! Ça fait dix ans qu’il n’est plus là. Et en 2003, lorsque Alassane Ouattara est revenu d’exil, ses partisans sont aussi allés l’accueillir », rappelle un pro-Gbagbo.
Ces craintes de débordements, en partie fondées par la masse de personnes attendues dans les rues de tout le pays, ont aussi été amplifiées et instrumentalisées à des fins politiques : si le pouvoir ivoirien ne peut plus contrôler le nouveau récit qui s’écrit, il voulait absolument éviter - au minimum - les images d’un retour trop festif de Laurent Gbagbo. « Mon souhait est qu’il n’y ait pas de triomphalisme qui pourrait engendrer des rancœurs et réveiller les vieux démons de la division au lieu d’apporter la paix en Côte d’Ivoire », avait d’ailleurs déclaré Joël N’Guessan, du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel.
Un retour gênant pour le pouvoir et ses alliés
Si Alassane Ouattara avait présenté la réconciliation nationale comme une priorité de son deuxième mandat et même accordé l’amnistie à quelque 800 personnes liées à l’ancien président en août 2018, cette détente a été récemment entachée par le troisième mandat arraché par le chef de l’État au terme d’un scrutin présidentiel boycotté par l’opposition, par l’arrestation d’opposants, de nombreux militants de la société civile, et par des violences sporadiques, parfois aux relents intercommunautaires.
Depuis, le climat s’est apaisé : l’opposition a accepté de participer aux législatives du 6 mars dernier lors desquelles le FPI-GOR a fait un retour attendu au Parlement. Au sein de la coalition Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS) et aux côtés du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), il est devenu la deuxième force de l’Assemblée nationale avec 50 sièges.
Mais la relation entre les différents camps reste tendue et les rapports entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara minimaux. La communication se faisant uniquement par des intermédiaires, les deux hommes ne se sont pas parlés depuis 2011. L’annonce du retour le 17 juin par le secrétaire général du parti Assoa Adou en conférence de presse avait d’ailleurs crispé les autorités, qui en avaient laconiquement « pris acte ». « Il a joué un coup de poker mais pas menteur », se félicite un cadre du FPI. Si dans le discours officiel, on affirme qu’Alassane Ouattara avait donné son « feu vert », en coulisses, les proches de l’ancien président affirment avoir réussi à imposer leur agenda.
Si des efforts pour ne pas provoquer inutilement le camp adverse ont été consentis, l’ancien président ne boude pas son plaisir pour autant. Laurent Gbagbo, en dépit d’un parti devenu exsangue et du désengagement d’une partie de ses soutiens au fil de la décennie passée, reste très populaire. « Il est toujours capable de mobiliser des milliers de personnes, estime un proche, même si c’est certainement moins qu’il ne le pense désormais. »
Le pari est réussi pour le FPI. Son arrivée ressemble à une procession victorieuse des grands jours. Même si Laurent Gbagbo n’a pas paradé dans la ville comme annoncé, en raison de la situation chaotique, son convoi a été accueilli en grande pompe. Même dans les zones où le passage n’était pas prévu, ils étaient nombreux à s’être rassemblés avec de la musique, des T-shirts à l’effigie de l’ancien président floqués de « Tapis rouge pour Gbagbo » et des pancartes : « Gbagbo acquitté, Gbagbo au Palais ! », « Gbagbo est là, la réconciliation est là ».
Vengeance ou réconciliation
Dans les rues de la capitale économique ivoirienne, on pouvait aussi apercevoir de nombreux panneaux, dressés pour délivrer des messages à « Seplou » - l’un de ses nombreux surnoms : « Dis seulement un mot et ton peuple sera guéri » ou « Akawaba [« bienvenue » – ndlr], la Côte d’Ivoire peut espérer une vraie réconciliation ». Mais certaines victimes de la crise de 2010-2011 dénoncent ce discours pacificateur qui se fait « en toute impunité ».
Dans les quartiers favorables au président actuel, l’annonce de ce retour a ravivé des traumatismes : « Ils ont saccagé mon magasin et menacé ma femme, se rappelle ce ferronnier méfiant et inquiet. Il peut revenir chez lui, mais ses partisans n’ont qu’à faire gaffe, ils n’ont qu’à faire très gaffe, parce que s’ils veulent dérailler, on va dérailler aussi ! »
Des discours toutefois minoritaires : nombreux sont ceux qui espèrent une « vraie réconciliation », à l’image de ce jeune homme plus passionné de boxe que de politique, rencontré dans une salle de sport du quartier de Treichville. « Ils n’ont qu’à mettre de l’eau dans leur vin, maintenant que tous les acteurs de la crise sont ici, qu’ils fassent la paix, qu’ils nous oublient aussi, on veut aller de l’avant, la vie continue. »